Aux Philippines, le calvaire des petites mains de l’intelligence artificielle

Introduction : Les deux amis ne sont pas les seuls à passer leurs nuits à entraîner les algorithmes de l’IA. Au fil des maisonnettes en tôle du bidonville, des dizaines d’autres habitants effectuent des tâches similaires. Depuis une minuscule pièce sans fenêtres, les yeux rivés sur un vieil écran, Cheiro, 27 ans, examine quant à lui un nuage de milliers de points disséminés sur un plan en trois dimensions. Juxtaposant l’ensemble avec une photo prise depuis le tableau de bord d’une voiture roulant à San Francisco, il sélectionne certains agglomérats de points à l’aide de sa souris puis note leurs coordonnées géométriques dans un logiciel…

Afin d’entraîner leurs algorithmes, les multinationales appâtées par les promesses de l’IA nécessitent en effet d’immenses quantités de données « annotées », c’est-à- dire préalablement déchiffrées et organisées par des humains. L’océan de photos captées par les téléphones portables d’Apple ou Samsung est ainsi exploré ; le contenu des millions d’heures de vidéos filmées par les voitures autonomes est répertorié ; des millions de documents comptables sont disséqués afin de pouvoir, un jour, automatiser les services administratifs de milliers d’entreprises.

« Chacun de ces points matérialise le rebond du laser projeté par la voiture autonome au moment où elle analyse son environnement. Je dois identifier chaque forme afin d’aider le véhicule à distinguer une autre voiture d’un piéton, un arbre d’un panneau ou un animal d’un bâtiment. Je répète cette tâche environ douze heures par jour, sept jours par semaine, souvent la nuit », soupire-t-il en pointant vers un coin de la pièce, où une paillasse malodorante gît sur une palette de bois. « Si je comprends bien, ces données permettront un jour à l’intelligence artificielle de remplacer les conducteurs. »

Extrait : Selon Bayani, plus de 10.000 habitants de Cagayan de Oro auraient ainsi été formés par Remotasks et travailleraient depuis leur domicile. « Ce système de plateforme en ligne est très pratique pour l’entreprise, car il lui permet de ne pas déclarer les travailleurs. Tous sont embauchés sans contrat de travail et sont donc révocables d’un claquement de doigts, sans la moindre obligation légale. C’est de l’exploitation pure et simple », dénonce-t-il….

« L’une des conditions imposées par Remotasks lors du recrutement est d’accepter d’opérer en tant que travailleur indépendant. L’entreprise nous forme puis nous donne accès à un site permettant de postuler à des micro-tâches, qui durent chacune entre cinq et trente minutes et sont payées au lance-pierre », explique Mary Jones, une mère de famille cumulant plusieurs emplois pour élever ses deux enfants en bas âge. « Je travaille entre huit et dix heures par jour, pour un salaire de six euros en moyenne », confirme Junbee, 22 ans, depuis l’un des bidonvilles de Cagayan de Oro. ..

« Le travail en ligne complique l’application du droit du travail, surtout lorsque l’employeur n’est pas installé dans le même pays. C’est une menace pour les travailleurs, en particulier dans un pays en développement comme les Philippines », appuie Cheryll Soriano, professeure à l’université De La Salle de Manille et spécialiste en économie digitale….

En septembre 2023, plusieurs élus au Congrès américain ont même écrit à neuf géants de la Silicon Valley pour s’indigner que « des millions de travailleurs de l’information à travers le monde » annotent des données « sous une surveillance constante, avec de faibles salaires et sans aucun avantage social ». Cinq des neufs accusés (Microsoft, Meta, Google, IBM et Amazon) avaient pourtant co-fondés le « Partenariat sur l’IA » en 2016, promettant d’instaurer de « bonnes pratiques », notamment en matière d’éthique et de droits humains.

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